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LA LÉGENDE DE LA CROIX QUI CORNE

la croix qui corne à Cambron
la croix qui corne à Cambron

Texte de Georges Dufossé, traduit par André Guerville

  Vous connaissez la « croix qui corne » au croisement des routes avant d’entrer dans Moyenneville, aux Trois arbres. Quand on s’approchait, on entendait des plaintes qui sortaient de la croix. Moi, qui connais l’histoire de ce terroir pour l’avoir parcouru avec mes brebis, j’ai bien ressenti à chaque son qui sort de la croix, par n’importe quel temps, quand le vent tourbillonne, que le ciel devient triste quand la nuit tombe et qu’il y a dans ces hurlements-là, autre chose que le vent…je vais vous le raconter.

Il y avait autrefois dans le village de Moyenneville, deux jeunes amoureux qui s’aimaient comme des jeunes gens qui ont grandi ensemble, qui s’étaient fréquentés tout petits et qui avaient fait ensemble quelques moissons. Elle, la fille du fermier, s’appelait Gertrude, puis, lui, le garçon de ferme s’appelait Médée..

Quand ils s’en allaient ou qu’ils revenaient des champs ; c’était toujours là, aux trois arbres qu’ils se rencontraient. Gertrude posait son panier et faisait paître ses vaches ; lui, il attachait ses chevaux à un arbre et nos deux jeunes s’allongeaient dans l’herbe pour faire un brin de causette.

Mais à force de faire la causette, il arriva ce qui devait arriver : quand Gertrude dut avouer ce qu’il en était à son père, fier comme un fermier qui a plus de 140 journaux de terre, il est allé trouver Médée ; il l’a mis dehors de sa ferme et il lui a demandé de ne plus revenir dans le pays.

Médée a pris son bâton, son sac et a dit adieu à son pays. Il est passé une dernière fois devant les Trois beaux arbres et il s’en est allé droit devant lui, pour n’en plus revenir. 

Gertrude, elle a fait comme tout le monde. Au début, elle a eu du chagrin, et un jour, elle a trouvé quelqu’un de son rang pour l’épouser. Maintenant, c’est une des fermières les plus riches de son village. Avec le temps, tout s’oublie et personne ne se souvient plus de Médée, son premier amoureux.

Un soir d’octobre, les enfants aperçoivent un homme avec une longue barbe qui se promenait à l’entrée du village : il était minable et avait un drôle d’air. Il se cachait derrière un arbre, aussitôt qu’on lui faisait signe de s’approcher. Le mal du pays qui dort toujours au cœur de l’étranger l’avait tellement tourmenté que notre pauvre Médée n’avait pu s’empêcher de revenir.

Il avait pourtant vu bien des pays ; il avait connu bien des femmes, il avait vu partout, dans les grandes villes, tout ce que les hommes étaient capables de faire de beau. Eh bien, son cœur n’avait jamais battu aussi fort qu’au moment où il avait revu les Trois arbres, en haut de la côte, et plus loin, le village de Moyenneville avec son clocher. Arrivé aux Trois arbres, il s’est arrêté pour se remémorer, pour se souvenir, tout en regardant son pays. Il se disait en lui-même : « Voilà, là-bas, le pignon de la maison où je m’arrêtais avec Gertrude… De l’autre côté, je reconnais la toiture de sa maison et un peu plus loin, l’endroit où je l’aidais à puiser de l’eau… »

Médée s’est remis en route. Mais plus il approchait du pays, alors qu’avant son cœur battait de bonheur, maintenant, c’était tout le contraire, plus il redevenait triste. Les feuilles commençaient à tomber des arbres, la route lui paraissait plus froide ; la maison en torchis qui avait vu ses amours n’était plus la même, elle était remplacée par une maison en brique. Le puits sur la place était devenu une belle fontaine. Les gens qu’il rencontrait ne le reconnaissaient plus. Enfin, pour se faire plaisir, il était allé jusqu’à la grille de la ferme de Gertrude. Tout lui semblait changé, le seuil de la grille, la cour, les étables, il y est resté longtemps dans l’espoir de voir Gertrude. Il pensait qu’elle ne pouvait pas l’avoir oublié complètement. Son intention n’était pas de faire du scandale. A son âge, tout était fini, il se serait seulement fait connaitre, il espérait la voir sourire comme autrefois. Et puis, après lui avoir serré une dernière fois sa main, puis l’avoir embrassé sur son front, il serait parti… mais la revoir une fois, rien qu’une fois, pour mourir heureux !...

Mais depuis qu’il attendait devant la grille, les enfants s’étaient groupés autour de lui, pour l’épier. Au bout de quelques instants, un enfant est entré dans la cour et a couru jusqu’à la maison. Médée a vu la porte s’ouvrir et l’enfant parler doucement à une femme qui appelait son chien.

Médée a reconnu Gertrude, elle avait grossi, ses cheveux commençaient à blanchir, mais c’était toujours les mêmes yeux qui la rendaient si malicieuse. Quand elle est arrivée à la grille, elle a mis un cadenas qu’elle a fermé à double tour et avant que Médée puisse seulement dire quelque chose, elle s’est retournée en courant jusqu’à la maison.

Accroché à la grille, Médée la regardait autant qu’il le pouvait, il en a pris plein les yeux, mais quand il l’a vue rentrer dans sa maison pour disparaître, alors, il s’est laissé tomber comme une masse sur la borne, puis s’est mis à sangloter toutes les larmes de son corps.

Les gamins s’amassaient de plus en plus. Les plus hardis ont commencé à mettre des cailloux dans les poches du vieil homme ; d’autres ont jeté des pierres…Médée a dû s’en aller. En quittant le village, ses jambes tremblaient. Arrivé aux Trois arbres, il est tombé à genoux. Il est resté là à pleurer toute la nuit. A l’aube, il s’est mis à trembler de tous ses membres. Il a encore essayé de retourner au village, mais comme il s’en approchait, tout à coup, il a eu peur. Etourdi par le bruit affreux qui rentrait dans ses oreilles, il a cru que la rue se remplissait d’enfants qui lui jetaient des pierres. Les arbres qui perdaient leurs feuilles avaient leurs branches qui se balançaient.

Alors, claquant des dents, le vieux Médée, s’est mis à hurler, à retourner sur ses pas, puis à courir une dernière fois jusqu’aux Trois arbres. Quand il est arrivé, la sueur coulait sur son corps. Il s’est mis à genoux au milieu des arbres et a étendu ses bras.  

Le vent d’octobre soufflait de plus en plus fort. Les feuilles mortes se sont mises à tomber par rafales. Elles tombaient si drues qu’il fut enseveli complètement. Pendant trois jours et trois nuits, personne n’osait s’approcher des Trois arbres…Enfin, quand le plus hardi est arrivé tout près, il a aperçu le vieux Médée transformé en croix de pierre… Depuis ce temps-là, chaque fois que l’on s’approche, on entend des plaintes : c’est l’âme du vieux Médée, de l’étranger, qui pleure son pays.

Ce texte original en picard, signé Georges Dufossé, a été publié pour la première fois dans le "Pilote de la Somme", en 1935, puis dans "Vints d'amont" par les Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, en 1986.

Cambron- La croix qui corne
Cambron- La croix qui corne