Une œuvre de CARVIN: le buste de Louis-Marie-Désiré LUCAS par Pierre Foucart

Le buste est désormais au Musée de Picardie
Le buste est désormais au Musée de Picardie

 Le buste du peintre Louis Marie Désiré-Lucas par Auguste Carvin est entré en juin 2021 dans les collections du Musée de Picardie à Amiens.

 

Cette récente acquisition opérée le 12 juin 2021 par l'entremise de l'association des Amis du Musée d'Amiens a fait l'objet, dans sa lettre circulaire de juillet 2021 d'une « note d'opportunité », documentée, sous la signature de Catherine Renaux, assistante de conservation. 

Une œuvre du temps de guerre.

 

Outre ses qualités esthétiques, cette œuvre est aussi un rare et émouvant témoignage de la vie artistique au sein de la population civile restée à Amiens durant les longues années de la guerre 1914-1918. Les artistes locaux qui s'étaient révélés en nombre et en talent, durant la première décennie du XXème siècle ont été, pour la plupart, mobilisés, quand ils n'ont pas été pas tués au combat ou faits prisonniers. L’armée avait installé à Amiens  un atelier de camouflage dont l’activité avait été confiée à des artistes mobilisés. Cette activité strictement militaire ne concernait pas les civils, et les artistes qui lui étaient affectés ne se mêlaient guère à la vie locale. D'autre part, en l'absence de tout projet artistique d'ampleur, suspendu du fait des hostilités, les artistes amiénois non mobilisés, en étaient réduits à poursuivre seuls, et à titre privé, leurs pratiques artistiques. 

 

C'est notamment le cas du sculpteur Auguste Carvin, qui était au 1er août 1914 âgé de 46 ans, et dont la notoriété comme statuaire était déjà parfaitement établie. Herménegilde Duchaussoy consigne ainsi, le 21 août 1916, dans son journal de guerre : « Carvin commence aujourd'hui mon buste après avoir terminé celui de Desfeuilles, qui est très bon et celui de Désiré-Lucas, qui est parfait » . Hérménegilde Duchaussoy et Auguste Carvin étaient collègues au lycée d'Amiens, le premier, professeur de sciences depuis 1885, à la retraite à compter de juillet 1914, le second, professeur de dessin depuis 1894. Paul Desfeuilles était lui aussi professeur agrégé d'allemand dans le même établissement ; Auguste Carvin avait en 1902 réalisé un médaillon représentant Herménegilde Duchaussoy et leurs relations amicales avaient perduré.

 

La proximité du front et les évacuations sanitaires qui en étaient le corollaire, les bombardements nocturnes continus, la présence en nombre de troupes et de leurs état-majors contraignaient les civils restés en ville à une vie anxieuse et retirée. Pour autant, Auguste Carvin avait tenu à accueillir régulièrement dans son atelier de la rue Boucher de Perthes, au fond d'un beau jardin mi-potager, mi-verger, ses amis du temps de paix, tels Herménegilde Duchaussoy, maire par intérim d'Amiens après le décès d'Alphonse Fiquet survenu en mai 1916, Henry Michel, conservateur de la bibliothèque municipale, Lucien Hacquart, photographe...

 

                    Le modèle : le peintre Louis Marie Désiré-Lucas.

 

Louis Marie Désiré-Lucas, artiste-peintre reconnu  et mobilisé au titre de la classe 1889, était, quant à lui, arrivé à Amiens en avril 1915 où il avait été affecté au sein de la toute nouvelle section de camouflage, du Groupe des Armées du Nord (G.A.N.) ; il avait alors lié connaissance avec Auguste Carvin ; tous deux, sensiblement du même âge, sympathisent et Auguste Carvin  lui prête son atelier pour lui permettre de continuer à peindre en dehors du service. Par la suite, Louis Marie Désiré-Lucas trouvera un atelier en propre, sis impasse Carré, rue Lenôtre ; il y réalise de nombreux portrait d’amiénois, des vues d'Amiens et des paysages de Picardie.

 

Ami très proche d'Auguste Carvin, Henry Michel a évoqué en décembre 1923, dans sa réponse au discours de réception de ce dernier à l'Académie des sciences, arts et lettres d’Amiens, « ces fins d'après-midi angoissées », où le sculpteur et ses amis « partageaient les nouvelles du jour en attendant pour la suite la visite des taubes et fokkers », porteurs de bombes. Il y rappelait la présence de « notre cher Désiré-Lucas, l'artiste excellent à qui (Auguste Carvin) devait de si précieux conseils, l'ami dévoué, l'hôte joyeux et toujours bienvenu, qui apportait le réconfort de sa verve inépuisable et une bonne humeur que rien ne pouvait abattre.»

 

Auguste Carvin avait mis à profit cette période contrainte pour reprendre la pratique des portraits en buste ou en médaillon, qu'il avait délaissée au cours des années précédant la déclaration de guerre, pour se consacrer à des œuvres libres. Le buste de Louis Marie Désiré-Lucas sera ainsi accompagné de plusieurs autres, dont celui d'Henry Michel, entre autres. Dans sa réponse au discours académique de décembre1923, celui-ci dit avoir conservé l'image d'Auguste Carvin, qui « tout en causant, écrasait de-ci, de-là, une boulette de glaise sur le buste en cours d’exécution ». C'est dans cette atmosphère si particulière, qu'Auguste Carvin réalise tout un ensemble de bustes,(études et portraits  qu'Henry Michel n'hésite pas de qualifier de « remarquables».

 

De son côté, Louis-Désiré-Lucas, dont le séjour militaire à Amiens se prolongera jusqu'en novembre 1917 pour être, semble-t-il, finalement démobilisé en avril 1918, notait dans ses souvenirs que l'amitié d'Auguste Carvin lui avait permis de « supporter une vie angoissante et incertaine », même si elle avait été par ailleurs « passionnante ». Tombé malade fin 1917, il avait  quitté Amiens en emportant le buste laminé, que lui avait dédicacé Auguste Carvin, signe de l'intérêt qu'il portait à cette réalisation . Il la conservait par devers lui  jusqu'à son décès survenu le 28 septembre 1949. Recueillie par sa descendance directe, elle sera mise en vente publique en juin 2021, par sa petite fille résidant à Veneux-les-Sablons.

 

Dans l'intervalle, Auguste Carvin, qui en avait conservé une réplique en plâtre, présentait ce buste avec l'ensemble de ses autres réalisation à l'exposition que lui consacre en octobre 1919 la société des Rosatis d'Amiens. La critique locale y notait une suite admirable de bustes, dont celui de Désiré-Lucas, « étonnant de verve et de vie » . L’œuvre était peu après, en avril 1920, exposée au salon des Artistes français, à Paris, sous le numéro 2929 ; le catalogue précisait qu'il s'agissait d'un plâtre. Cet envoi au Salon attestait qu'Auguste Carvin était parfaitement conscient d'avoir réussi ce buste. La critique, en la personne de Paul Vitry, qui connaissait bien les réalisations précédentes d'Auguste Carvin, mentionnait ce buste « à l'expression concentrée et réfléchie » .

 

Lors de son interview en décembre 1948, par le journaliste Sprecher, pour une série de portraits réunis sous le titre de « Francs-Picards », Auguste Carvin tenait à rappeler la grande amitié qui le liait à Louis Marie Désiré-Lucas, devenu entre-temps membre de l'académie des Beaux-Arts  ; il conservait encore le buste en plâtre de son ami ainsi que le portrait peint que celui -ci avait fait de lui : Auguste Carvin y était représenté dans « un clair-obscur à la Henner» .

Description de l’œuvre

Le buste de Louis Marie Désiré-Lucas rejoint à présent les collections du Musée de Picardie, riches déjà de plusieurs des œuvres d'Auguste Carvin entrées pour les premières, dès 1911 . Il illustre  opportunément la diversité de style de l'artiste et sa préoccupation constante de réalisme et naturalisme.

 

En terre cuite, haut de 54 centimètres, le buste repose sur un pied-douche de profil carré, d'une totale sobriété ; la tête, légèrement penchée en avant, prend départ depuis les épaules à peine suggérées et laissées nues, sans aucun détail vestimentaire. L'attitude de la figure exprime tout à la fois réflexion, concentration et écoute. Le visage énergique s'inscrit dans un contour sensiblement carré, délimité par une chevelure taillée ras et un bouc enveloppant généreusement le menton ; les deux pavillons d'oreilles saillent de chaque côté. Le front, largement dégagé, présente une surface lisse, légèrement bosselée, tandis qu'un nez rectiligne et imposant, fermement planté au milieu du visage, met en relief les plis et fronces entourant les yeux ; le regard est profond, d'une grande acuité. Louis Marie Désiré-Lucas y apparaît donc à la fois sérieux, grave, réfléchi avec pour autant un voile discret de malice. Il est celui d'un homme d'âge mur, éprouvé par ce temps de guerre, et rasséréné par les liens d'amitié qui l'unissent au sculpteur.

 

L'ensemble est dominé par une recherche de réalisme sans concession, où les traits du modèle sont traduits avec la franchise et la netteté que permet la glaise ; comme souligné par le sculpteur, dans son discours de réception de 1923, celle-ci permet « de recevoir directement la pensée de l'artiste ; elle est la matière plastique par excellence, d'origine divine ». La lumière anime les multiples reliefs finement tracés du visage et en renforce la vivacité et l'expressivité ; Louis Marie Désiré-Lucas semble vouloir entrer en dialogue, dans le prolongement d'une profonde méditation. L'ensemble laisse transparaître à la fois une certaine anxiété et une forte humanité ; l'absence de tout détail vestimentaire place le modèle hors du temps, l'ouvrant à une dimension d'immortalité, à la manière des bustes de la Rome classique ou de David d'Angers. La qualité du modelé, précis et détaillé, la profondeur du regard, particulièrement étudié au travers des rides entourant les yeux  dénotent aussi l'influence de l'art d'Auguste Rodin, présent à Amiens par son buste de Puvis de Chavannes, conservé au Musée de la ville.

Au cours de la même période, Auguste Carvin a réalisé de nombreux portraits tant en médailles qu'en bustes, plusieurs représentant des amis fidèles, tels Paul Desfeuilles, Henry Michel ou Lucien Hacquart, d'autres des personnalités locales, ainsi le procureur général Regnault, otage volontaire des allemands en août 1914, ou le bâtonnier Armand Jumel. Faute de pouvoir à ce jour être localisées ou documentées par photographies, il est malaisé de mettre ces réalisations en rapport avec le buste de Louis Marie Désiré-Lucas, heureusement rendu public par suite de son acquisition par les Amis du Musée d'Amiens . Pour autant, ces bustes présentés lors de l'exposition de 1919 se démarquent des premières œuvres d'Auguste Carvin, et surtout de ceux des années 1910, dont les surfaces lisses et les lignes souples, s'inspiraient de la sculpture de la Renaissance florentine . Les bustes de guerre, dont celui de Louis Marie Désiré-Lucas est le témoin, sont d'une autre intensité de vie et d'une expressivité qui ne se retrouveront pas avec la même force dans les œuvres d'après-guerre d'Auguste Carvin.

 

Données biographiques concernant Auguste Carvin

 

Auguste Carvin, était arrivé à la sculpture par dépit, le daltonisme, dont il était atteint, l'ayant contraint de renoncer à la pratique de la peinture. Il se décidait, tout en poursuivant son enseignement scolaire du dessin, à apprendre la sculpture en fréquentant assidûment pendant au moins cinq années (de 1895 à 1899) les cours du soir de l’École Régionale des Beaux-arts d'Amiens, sous la conduite de son directeur, Albert Roze. Il expose ses œuvres à partir de 1896 dans les salons amiénois, ainsi en 1902, un médaillon représentant Herménégilde Duchaussoy, favorablement accueilli par la critique locale, puis, avec un certain succès, dans les salons parisiens ; les œuvres, autres que les portraits, procèdent le plus souvent d'une inspiration populaire et régionaliste, sans jamais se départir d'un réalisme pondéré.

 

Après la guerre 1914-1918, il continue de sculpter, réalisant quelques monuments aux morts, originaux et empreints d'une émotion toujours retenue, plusieurs statues religieuses, dont une Sainte Bernadette, dont il a à cœur de renouveler l'iconographie courante, et enfin de multiples portraits d'amis et de personnalités locales, dans une veine toujours très réaliste,

Auguste Carvin a réalisé vers 1928-1929 un autre buste de son ami alors plus âgé. Cette œuvre a été présentée à Paris au salon des artistes français de 1929 (n°3561). Restée en possession de la descendance du modèle, elle a été prêtée pour une exposition rétrospective du peintre s’étant tenue à Morlaix au cours des années 1980-1990 (?) ; elle vient d’être proposée à la vente, courant juin 2021, par la société de ventes Millon et associés, commissaires-priseurs à Paris .

De dimension proche de celui en terre cuite de 1916 (44cmx35cmx22cm) ce buste en marbre blanc montre Louis Marie Désiré-Lucas de face ; le buste s’arrête au niveau des épaules laissées nues et s’élève depuis un socle rectangulaire à peine dégrossi ; les traits du visage sont lisses, empreints d’une certaine lassitude même si le regard continue d’être vif et aigu. L’œuvre, plus mondaine que celle de 1916, reste pour autant dans l’esprit et dans le style d’Auguste Rodin.

 

Avec le recul des ans, le buste de 1916 de Louis Marie Désiré-Lucas apparaît, comme le témoignage précieux et émouvant des années de guerre qu'ont connues tant Auguste Carvin que les habitants d'Amiens où ils étaient restés. Ce portrait est encore et surtout une œuvre sculptée dont la grande qualité artistique justifie son entrée dans les collections de sculptures du Musée d'Amiens. 

 

 

                                                                       Pierre Foucart, 04 septembre 2021.